Une interview de Laurent Obertone à propos de Ted Kaczynski, l'Unabomber (True Crime Volume 1 : Les prototypes aux éditions Ring).
Par rédaction,
le 20 avril 2016.
Les éditions Ring réunissent les meilleurs faits-diversiers français au sein d'une nouvelle collection, True Crime, dont le premier volume propose neuf enquêtes originales sur des criminels hors du commun. Des prototypes qui chacun à leur façon « ont tiré les premiers avant de faire de nombreux émules ».
Laurent Obertone a accepté de répondre aux questions du Greffier Noir sur Ted Kaczynski, génie des mathématiques qui depuis son lopin de terre perdu au fond du Montana se lança à la fin des années 1970 dans une guerre solitaire contre la société industrielle, et ceux qu'il considérait comme ses architectes : professeurs d'université, compagnies aériennes, comportementalistes, informaticiens, spécialistes de l'IA.
Sa traque par le FBI dura près de 20 ans et fut l'une des plus coûteuses de l'histoire criminelle américaine.
Activiste politique devenu mythique dans les milieux survivalistes et anti-technologiques Ted Kaczynski, surnommé l'Unabomber, purge aujourd'hui une peine d'emprisonnement à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle dans la prison la plus sinistre du système carcéral américain, la Supermax de Florence.
Greffier Noir : Vous publiez dans TrueCrime#1 Les prototypes aux éditions Ring un long article sur Ted Kaczynski. Pourquoi avoir choisi l'Unabomber ? Quel prototype criminel incarne-t-il ?
Laurent Obertone : Je m'intéresse aux tueurs solitaires, qui prétendent leurs crimes politiques, en tout cas qui les justifient par une construction intellectuelle originale. Kaczynski est, en quelque sorte, le premier terroriste écologique, du moins le premier à avoir pensé à ce point le système technologique, dont il s'est fait l'ennemi juré.
Greffier Noir : Ted Kaczynski a obtenu, sous la menace, la publication d'un manifeste politique dans le New York Times et le Washington Post, La société industrielle et ses conséquences, lu par près d'un million d'américains. Quel est le contenu de ce texte ? Ted Kaczynski avait-il des revendications précises ?
Laurent Obertone : Ses revendications sont claires : si son manifeste n'est pas publié, il continuera à tuer. Comme tous les tueurs de ce genre, son accès à la notoriété est sa priorité.
Dans ce manifeste très structuré, il expose les dangers du système technologique aliénant l'individu, et en conclut qu'il faut le détruire, par tous les moyens. À ce titre, il justifie sa violence et ses crimes, commis contre des acteurs de ce système technologique (enseignants, industriels, ingénieurs, informaticiens...), selon lui comme des actes « de légitime défense ».
Greffier Noir : Quelles étaient précisément les cibles de l'Unabomber ?
Laurent Obertone : Il a visé un avion, des professeurs en ingénierie, le patron d'une société d'exploitation forestière, des propriétaires de magasin informatique... Plus que d'induire une sorte de terreur réelle dans ces professions liées à la technologie, il cherchait surtout à exister et à dominer l'actualité.
Greffier Noir : La publication du manifeste La société industrielle l'a perdu. Vous racontez comment sa belle-sœur, Linda Patrik, fut à sa lecture la première à faire le lien entre l'Unabomber et Ted Kaczynski. Et malgré les moyens considérables déployés pour sa traque par le FBI, c'est finalement une dénonciation familiale qui mènera à son arrestation le 3 avril 1996 suivie de sa condamnation définitive le 22 janvier 1998, date à laquelle il se voit notifier 8 condamnations à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle.
Le FBI avait pourtant très tôt établi un assez bon profil. Comment Ted Kaczynski a-t-il pu échapper si longtemps aux enquêteurs ? Des leçons ont-elles été tirées de cette affaire, notamment dans le domaine des techniques d'investigation ou de profilage ?
Laurent Obertone : Les progrès technologiques – ceux-là même qu'il combattait –, permettraient aujourd'hui de localiser et d'identifier beaucoup plus vite un individu expédiant des colis piégés. Il est pratiquement impossible d'agir de la sorte sans laisser la moindre trace, vidéo, numérique, physique, etc. Il est sans doute possible de disparaître, et encore, mais pas de maintenir une activité terroriste soutenue. C'est pourquoi les terroristes actuels privilégient le One shot. Une opération spectaculaire, unique, presque toujours suivie de mort ou d'arrestation. Il est très difficile de prévenir de tels cas. Un individu intelligent peut se faire suffisamment discret pour voler sous tous les radars, jusqu'au jour où il frappera.
Greffier Noir : Votre enquête propose plusieurs pistes pour comprendre le processus de radicalisation à l’œuvre dans le cas de Ted Kaczynski. Avez-vous au terme de votre enquête des clefs de compréhension du personnage ?
Laurent Obertone : Kaczynski est un génie au sens clinique du terme. Introverti, animé par une volonté de puissance obsédante, il présente clairement des tendances asociales et psychopathiques, a été diagnostiqué schizophrène, et n'est pas loin de la paranoïa.
Dans sa cabane du Montana il a fui tout ce qu'il haïssait, les femmes, la société, la médecine, la civilisation, la réussite, le bruit, etc. Mais cette fuite ne lui suffisait pas : il voulait se « venger », frapper fort, pour prouver au monde entier qu'il existait, et qu'on l'avait gravement sous-estimé. L'agression est souvent la réaction de l'individu s'estimant rejeté par le groupe, et voulant se rappeler à ses bons souvenirs. C'est mordre pour exister... C'est un trait commun à presque tous les tueurs de masse. En revanche, Kaczynski est le seul à avoir intellectualisé à ce point sa dérive.
Greffier Noir : Kaczynski était docteur en mathématiques, professeur à l'Université de Berkeley. Ses recherches sur les fonctions limites, intellectuellement accessibles d'après certains experts à une petite dizaine d'américains, ont même été primées. Vous citez un analyste du FBI selon lequel aujourd'hui encore, en l'absence de leurs clefs cryptographiques, les écrits de l'Unabomber demeureraient hermétiques aux ordinateurs de la NSA. S'agit-il d'un mythe ou l'intelligence de Kaczynski était-elle à ce point redoutable ?
Laurent Obertone : Elle l'est. Nous sommes certains que son quotient intellectuel est très supérieur à la moyenne, et même à la moyenne des plus hauts diplômés des universités américaines, ce que démontre sa capacité à bâtir un système philosophique original, son parcours universitaire, et effectivement son talent cryptographique.
Greffier Noir : Votre précédent ouvrage, Utoya s’intéressait déjà à l'une des grandes figures de la violence politique. Quelles différences et convergences entre les profils de Breivik et Ted Kaczynski ?
Laurent Obertone : Il y a davantage de convergences que de différences. Ils ont la même certitude absolue de détenir la Vérité, et d'accomplir une mission juste. Ils partagent un système idéologique complet et cohérent, l'isolement, l'obsession, l'intelligence, et ont posé de grandes difficultés d'analyse aux psychiatres. Tous les deux parlent de « revanche ». Pour Kaczynski, nous avons davantage d'informations sur son caractère antisocial. Breivik semblait plus habile à le dissimuler. Il contrôlait mieux ses émotions, et son journal était plus neutre. Il est meilleur « communicant », si j'ose dire. Une différence importante est que Kaczynski explique à plusieurs reprises être trop inhibé pour envisager un crime « direct ». C'est pour cette raison qu'il expédie ses bombes. Breivik a quant à lui tué des dizaines de jeunes en leur tirant une balle dans la tête à bout portant. Il est plus soldat, plus systématisé, moins sensible. Kaczynski est plus intellectuel, torturé, beaucoup plus profond sur le plan philosophique.
Greffier Noir : Ted Kaczynski appartenait à la contre-culture survivaliste comme beaucoup d'autres « homeground terrorists » états-uniens ? Peut-on expliquer une telle récurrence ?
Laurent Obertone : Il y a la fascination du Rambo, du héros solitaire... Les individus comme Kaczynski et Breivik sont dirigés par leur volonté de puissance, qu'ils nomment « liberté ». Leur Moi ne veut pas de maître. Ils cherchent donc à fuir toute forme de dépendance, qu'ils assimilent à une soumission. Le survivalisme est donc de leur part un choix assez logique. On retrouve chez eux un mépris du travail, des conventions, de la vie sociale classique, perçus par eux comme très inférieurs à ce qu'ils estiment valoir.
Greffier Noir : Si l'on en croit sa correspondance, Ted Kaczynski semble être l’un des rares détenus de la prison Supermax de Florence à s’accommoder des conditions d’incarcération. A-t-on des nouvelles récentes ? Que devient aujourd'hui l'Unabomber ?
Laurent Obertone : Pour autant qu'on sait, il va bien. Il semble moins sensible que Breivik à la pression de l'environnement. Il faut dire qu'il est plus mûr, a éprouvé longuement la solitude. Il sait qu'il a acquis l'immortalité, non seulement par la violence, mais surtout par ses idées, qui ne sont pas passées inaperçues. Breivik n'a pas cette envergure : il se résume davantage à son crime. Il a sans doute plus de mal à contrôler sa pensée un peu fragile, et se rend compte que ses fantasmes ont un prix qu'il n'avait sans doute pas appréhendé.
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Propos recueillis par Virginie Ikky et Alexis Kropotkine, pour le Greffier Noir.
Interview mise en ligne le 20 avril 2016.
Pour découvrir les publications des éditions Ring, rendez-vous sur le site http://www.ring.fr/
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